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Aux Muses etc.
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11 novembre 2011

Jigaï

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L’image l’avait interpellée. Parmi tous les rebondissements de cette légendaire saga et en dépit de la description si minutieuse faite par l’auteur de l’acharnement étonnant des 47 samouraïs à venger leur maître, étalant leur plan d’action sur deux années entières pour mieux s’assurer de sa réussite, c’était l’image de cette femme s’apprêtant à commettre son jigaï qui avait retenu toute son attention. Associée aux dernières pages du récit, cette estampe de Kuniyoshi, l’avait littéralement happée.

Peut-être était-ce la façon dont elle tenait son kaiken, dont la pointe qui devait bientôt trancher la veine jugulaire était encore cachée par sa manche, ou bien son regard cherchant l’inspiration, s’adressant une dernière fois au ciel ou au kami posté dans l’arbuste, ou encore sa bouche close et sévère et ses genoux qu’elle avait pris soin de nouer pour ne pas, dans l’agonie, faillir à la posture digne que toute femme de samouraï se devait de conserver jusque dans la mort… à moins que ce ne fut la beauté de son kimono déjà endeuillé, à la ceinture épaisse et noire qui lui faisait comme une voile et où le rouge du col, de la manche droite et du tissu sur lequel elle s’était installée disaient le sang et la fleur, déjà la résumaient.

Cette femme n’a pas de nom retenu par l’histoire, on sait simplement qu’elle était l’épouse de Onodera Junaï, un des 47 samouraïs qui vengèrent la mort de leur maître Asano Naganori, lequel avait été condamné pour avoir osé s’opposer à Kira Yoshinaka, maitre de cérémonie du Shogun à Edo. Kira Yoshinaka tué, les 47 samouraïs furent à leur tour condamnés à mort. Leurs femmes devaient les suivre, en pratiquant le jigaï. Il en allait de l’honneur de la famille et du code en vigueur.

Et alors qu’on est finalement si souvent indifférent aux morts des tragédies qu’on nous raconte, ne nous y absorbant seulement quelques instants que pour mieux nous repaître de cette vie qui bat encore à nos tempes, la vision de cette femme se donnant la mort ne la quittait plus. Chaque jour qui passait la lui rendait un peu plus tangible et elle percevait chaque fois quelques détails supplémentaires qui donnaient progressivement au tableau original l’allure bientôt spectaculaire d’une fresque.

Elle aurait aimé avoir les talents de Kuniyoshi pour peindre les scènes précédant celle-ci. A la manière des tapisseries de la Dame à la Licorne dont elle ne se lassait pas d’observer les détails, cherchant à en élucider les mystères chaque dimanche pluvieux que Paris lui offrait, elle aurait voulu peindre quatre autres estampes qui auraient porté et caché tout à la fois, avec la même subtilité, l’explication de ce geste ou plutôt ce qui l’y avait conduit comme autant de moments initiatiques qui font de telle heure, l’heure unique où la vie prend tout son sens.

Elle s’était amusée cependant à les décrire dans son carnet, parfois même à en esquisser quelques courbes au crayon, s’appropriant ainsi peu à peu la destinée de cette femme, et finalement la remplaçant :

« La première l’aurait vue au moment de la toilette, le kimono blanc légèrement entrouvert  sur le cou, visible dans le petit miroir qu’elle tient et où se reflète aussi son menton et sa lèvre inférieure qu’elle s’apprête à rougir. Nous tournant le dos, sa silhouette se perd entièrement dans les plis du tissu lourd qui pourtant semble flotter légèrement au-dessus du sol.

La seconde, au moment du thé, de trois quart, à genou devant sa table d’un vert clair, tenant la tasse d’une main ferme. Son regard déterminé pourtant perdu dans le blanc du papier, elle semble presque nous voir. Elle porte un kimono rouge dont le col et les manches sont bordées de blanc. La ceinture blanche elle aussi cintre sa taille et se perd dans son dos en lignes raides.

La troisième, elle se tient sous un cerisier en fleurs dont les pétales tombent au sol et sur ses épaules. Elle porte déjà le kimono rayé de noir et blanc de l’estampe. Ses mains sont jointes sous les larges manches. Elle regarde vers la gauche un oiseau noir qui picore. Une branche du cerisier l’effleure.

La quatrième, pourrait aussi bien être la dernière : on y retrouve l’écharpe de l’estampe dénouée sur le sol, elle est agenouillée de face, les yeux grands ouverts et presque souriants, les bras le long du corps, le buste légèrement porté vers l’avant, la bordure du col de son kimono est d’un rouge très/trop vif. »

 

Chaque fois qu’elle faisait défiler l’histoire de ce jigaï, elle se sentait paradoxalement plus débordante de vie : ses yeux et sa bouche devenus humides, elle attrapait nerveusement son carnet dans son sac pour s’absorber ensuite dans la relecture de ses notes, la main dans le cou, cherchant fiévreusement son pouls. Ce n’était pas tant les raisons nobles et chevaleresques qui présidaient à cet acte qui la transportaient d’abord, bien que le fait qu’une femme de rang dut affronter la mort comme un homme, à l’époque où en occident elles minaudaient dans les salons, lui plaisaient assez, mais c’était plutôt sa valeur rituelle : elle y voyait, comme on peut le lire dans ses dernières pages, « l’aboutissement artistique » d’une fascination pour la vie, toute entière contenue dans « le sang dont la couleur et le rythme de propagation dans le corps se mesurait là, dans la veine jugulaire », celle que le kaiken trancherait net. Elle pensait qu’il n’y avait pas meilleure façon d’honorer la vie que de la congédier ainsi.

De fait, elle se mit à penser à sa propre mort, et sans jamais avoir été pourtant suicidaire ou même neurasthénique, fit l’inventaire des possibilités qui s’offraient à elle :

« La mort la plus probable est la maladie et la décrépitude dans un hôpital, un hospice ou une maison de retraite selon l’état de mon portefeuille et celui d’avancement de mon cancer ou de mon Alzheimer.

La seconde est l’accident : soit radical et presque magique à force de soudaineté, mais frustrant quant à la liste exhaustive des choses qui me seraient restées à faire, soit handicapant et rejoignant la possibilité numéro 1.

La troisième est le suicide à l’occidentale : quittée par un mari piqué par le démon de midi, harcelée par mon patron et décérébrée par l’ambiance de travail, ou les trois à la fois, je sauterais par la fenêtre et finirait en bouillie sur l’asphalte, sous le regard médusé et hagard des badauds, à moins que je n’opte pour le tube de lexomyl et finisse bavant dans ma robe de chambre râpée.

La quatrième, à supposer que je me passionne tout à coup pour les grizzlis, est de finir dévorée au fin fond d’une jungle. Là encore, le corps, puisque c’est bien de lui dont il s’agit, se voit passer de vie à trépas d’une bien terrible façon. »

Elle finit par conclure que, la mort faisant partie de la vie, elle ne voyait pas de façon plus honorable d’y entrer que de l’orchestrer avec toute l’attention et la minutie qui doivent présider à la réalisation d’une œuvre d’art. Et cette œuvre, selon elle, n’avait qu’un seul titre : « jigaï ».

Elle fit donc une liste de ce qu’elle avait encore à faire dans cette vie et se mit en devoir de l’honorer point par point. Bien sûr, elle pouvait tomber gravement malade ou mourir dans un stupide accident avant d’avoir pu aller au bout, mais elle songea alors à nouveau aux 47 samouraï qui mirent au point un plan diabolique pour parvenir à leur fin, prenant en cela le risque que leur cible n’échappe au destin qu’ils lui réservaient, par la maladie ou la mort accidentelle, et celui encore plus grand de ne pas avoir tenté d’honorer la mémoire de leur maître plus tôt ainsi que le recommande le bushido… Elle se dit qu’il fallait prendre un tel risque si l’on avait foi en l’objectif que l’on s’était donné. Et elle avait foi en cette vie, comme en cette mort qu’elle désirait ardemment à la même hauteur.

 

Lorsque je l’ai rencontrée, elle en était à la moitié de sa liste et, fascinée par la mission qu’elle s’était donnée, aussi par la qualité indubitable dont elle avait su imprégner chacun de ses actes, je décidais de l’accompagner jusqu’au bout.

 Il lui fallut deux années pour accomplir l’ensemble de ce qu’elle s’était promis de faire.

A la veille de son jigaï, elle rayonnait littéralement, une joie presque surnaturelle irradiait son corps que ces deux années au service de la Vie avait rendu ferme et presque athlétique. Sa main que je pris dans la mienne au soir du rituel ne tremblait pas, sa bouche qu’elle avait fardé de rouge en seul hommage à l’estampe qui l’avait inspirée, n’était pas sévère, ni close, mais entrouverte et d’une terrible sensualité, laissant au souffle un passage royal et grenat, que j’embrassais.

Jamais je n’avais, et jamais je n’ai recroisé, un regard d’une telle intensité, animé d’une telle vie, lorsque, tranchant la veine, elle me remercia d’un sourire.

 

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